Un don précoce pour les langues, une rencontre fortuite avec les papyrus égyptiens… à onze ans, son destin est scellé : il déchiffrera les hiéroglyphes. Vingt-deux ans plus tard, c’est chose faite.
Par Louis Guersan
Le 14 septembre 1822, Jean-François Champollion, la main crispée sur quelques feuillets, arrive en courant à l’Institut ; hors d’haleine il se précipite dans le bureau de son frère… Le temps de dire « Je tiens l’affaire » Et le voilà qui tombe évanoui. L’importance de cette affaire nous est aujourd’hui connue. Son frère, lui, n’en aura le fin mot qu’au bout de quelques jours.
Cinq jours pour que Jean-François sorte du coma, deux autres pour qu’il recouvre ses esprits et lui apprenne ce qu’il venait de résoudre : le mystère, deux fois millénaires, des hiéroglyphes. A trente et un ans, il avait rempli son « contrat » d’enfance et ouvert la porte à l’étude de la plus brillante civilisation de l’Antiquité. Le problème, le personnage, la gageure même, tout dans cette histoire, avait relevé de l’exception…
Né à Figeac, dans le Lot, le 23 décembre 1790, Jean-François Champollion a endossé très tôt l’habit d’un prodige. Il est vrai qu’un père libraire et une mère assurée par un guérisseur qu’elle donnerait naissance à un fils appelé à être « la lumière des siècles à venir », l’y prédestinait peut-être.
Il commence donc, à cinq ans par apprendre seul à lire et à écrire, recherchant dans son missel les mots appris par cœur, qu’il recopie, compare et identifie… puis vient l’étude du grec, du latin et des sciences naturelles qu’un vieux prêtre lui enseigne, car il est rétif à la discipline et donc à l’école. Il y entre tout de même, à onze ans, loin de chez lui, à Grenoble, dans l’excellente institution dirigée par l’abbé Dussert. Il obtient très vite d’y étudier l’hébreu qu’il tentait jusque-là de pratiquer sans aide. Six mois plus tard, le voilà capable de commenter en hébreu des passages de la Bible, devant deux inspecteurs médusés. Quelques années ont donc suffit pour qu’un exceptionnel don pour les langues se transforme en domaine d’intérêt. Mais pour qu’y entre les hiéroglyphes, il a fallut un élément supplémentaire et imprévu : le hasard d’une rencontre.
Cette rencontre, c’est celle de Fourier qu’en 1801, Napoléon vient de nommer préfet de l’Isère. Or, M ; le Préfet, de retour de l’expédition d’Egypte, possède dans ses malles quelques échantillons hiéroglyphiques… la suite se devine : sitôt qu’il les voit, Champollion, encore si jeune, décide de son destin. Il les déchiffrera.
Il lui reste à l’accomplir, ce qu’il fait sans attendre. Le voici donc au lycée, dont il supporte mal les conditions rigoureuses, mais où il reçoit l’autorisation d’ajouter à l’hébreu, l’apprentissage de trois autres langues sémitiques : l’arabe, le syriaque et le chaldéen. Puis, peut-être sous l’influence de Guigne qui, au milieu du XXVIIIe siècle, avait affirmé que les hiéroglyphes procédaient du chinois, il acquiert une grammaire chinoise.
Une telle charge eût suffit à quiconque. Pas à lui. En effet, outre qu’il se lance au plus tot dans l’étude des documents rédigés par la Commission d’Egypte, Fourier, qui l’a pris sous sa protection, les lui communique – il apprend la langue copte dont le moine égyptien Raphaël lui a expliqué les principes. Enfin, il complète sa formation linguistique par l’apprentissage du Sanscrit indo-européen, du Parsi et de trois dialectes asiatique : le Pehlevi, le Zend et le Pâzend. Pourquoi ? Parce qu’il espère y trouver quelque relation avec l’égyptien ancien… Nous sommes en 1807, Champollion à seize ans.
Au sortir de ce marathon et s’agissant du but qu’il s’est fixé, il dispose désormais de deux atouts majeurs. D’une part, une connaissance approfondie du système sémitique, foot utile car la langue égyptienne a retenu pour son écriture le grand principe sémitique de la notation des seules consonnes.
D’autre part, la maîtrise du copte, une langue dont il est sûr, depuis l’âge de douze ans, qu’elle dérive de l’égyptien ancien. « Je me livre entièrement au copte, écrit-il, parce que sur cette langue sera basé mon grand travail sur les papyrus égyptien… Pour m’amuser, je traduits en copte tout ce qui me vient à la tête. » L’histoire lui donnera raison. Le copte est bien la forme la plus tardive de l’égyptien antique. Transcrite en grec au IIe siècle, lors de la christianisation des Egyptiens, cette langue a d’ailleurs conservé sept caractères de l’égyptien démotique.
Pour étudier les hiéroglyphes, point n’est alors besoin de se rendre en Egypte. Les reproductions établies par les dessinateurs et les sculpteurs, lors de l’expédition napoléonienne, sont d’une incomparable fidélité, y compris celles de la pierre de Rosette, confisquée par les Anglais lors de la reddition française de 180. l’ensemble forme une masse considérable de documents que Champollion rassemblera, entre 1810 et 1820. Mais ce corpus, si volumineux qu'il fut, n'eut sans doute pas livré aussi vite ses secrets, sans deux hypothèses essentielles, établi dès 1810.
La première faisait découler l’une de l’autre les trois écritures égyptiennes connues et les posait comme les trois formes d’un même système. Une intuition qui était juste, on le sait aujourd’hui. Dès la IIIe dynastie, le clergé a en effet adapté à la graphie sur papyrus l’écriture hiéroglyphique - ou sacrée - qui figure sur les monuments. Une nouvelle forme cursive et ainsi apparue. Coexistant avec les hiéroglyphes, elle a reçu le nom d'écriture hiératique. Enfin, quand, sous la 25e dynastie l'écriture s'est popularisée, une troisième forme, appelé
démotique, est venu compléter les deux autres, le hiératique étant alors réservé aux seuls prêtres pour les livres des morts.
Une telle hypothèse suggérait la possibilité d'établir un tableau de concordance entre les signes des trois écritures. Ce fut une tâche ardue que Champollion n'acheva qu'en 1821. Encore à cette date, ne disposait-t-il que des équivalences entre signes hiératiques et hiéroglyphiques. L'année suivante, il adjoindra à ce tableau les signes des écritures démotique, copte et grecque. L'histoire de l'établissement de ce très précieux document témoigne de la méthode suivie : observation, comparaison, raisonnement.
La deuxième hypothèse de 1810 portait, elle, sur la nature même des hiéroglyphes : puisque les cartouches transcrivent le nom des souverains, ils devaient avoir « la faculté de produire des sons ». Il s'agissait donc de phonogrammes... Idéogrammes ou phonogrammes ? La question était débattue, de façon d'ailleurs un peu théorique car, depuis la transcription du copte en grecque, plus personne ne comprenait d'écriture égyptienne, quelle que soit sa forme.
La théorie des idéogrammes remontait loin dans le temps. Elle avait été imposée au IVe siècle, par l’Egyptien Horapollon, dans son ouvrage Hieroglyphica. Bien plus tard, au XVIIe siècle, elle avait été réaffirmée par le père jésuite Kircher, fondateur des études coptes en Occident (le copte était encore parlé !). Elle avait ensuite prévalu jusqu'au XIXe siècle.
Ça et là, certains avaient cependant suggéré qu'il s'agissait de signes alphabétiques. C'était le cas, au XVIIIe siècle du comte de Caylus, qui interprétait ainsi les signes d'écriture hiératique, ou, au début du XIXe, du Danois Zoega, du suédois Akerblad, et surtout du physicien anglais Young.
Tous recherchaient dans cette écriture les éléments phonétiques. Young en reconnut d'ailleurs une soixantaine. Si intéressantes fussent-elles, ces théories restaient pourtant lettres mortes. Toutes présentaient en effet un fâcheux défaut : celui d'être impossible à démontrer. En fait, une seule chose était alors certaine : les cartouches recelaient le nom des rois. Champollion lui-même crut d'ailleurs longtemps que l'usage des phonogrammes se limitait à leur seule transcription, s'en tenant, pour les autres mots, à la théorie dominante, celle des idéogrammes.
Un guérisseur ne l'avait-il pas prophétisé pour sa naissance : il serait « la lumière des siècles à venir ». Comme s'il avait vu juste, la lumière vint à Champollion le 23 décembre 1821, le jour même de son 31e anniversaire.
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